On revint de bonne heure dans l’après-midi avec quelques huîtres, et tout fut rembarqué dans la chaloupe. Je fis la visite du biscuit et je trouvai qu’il nous en restait pour trente-huit jours de rations, en la réglant au dernier taux d’un vingt-cinquième de livre à déjeuner, et autant à dîner.
Nous eûmes ce jour-là beau temps et de petites brises de l’E. S. E. et du S. E.
Tout prêt pour le départ, je fis faire une prière et à quatre heures, nous nous disposions à nous embarquer lorsque nous aperçûmes vingt naturels du pays qui couraient le long du rivage opposé, nous appelant à grands cris. Ils portaient de la main droite une lance ou javelot, et de la gauche une arme courte. Ils nous firent des signes pour nous engager à venir vers eux. Nous vîmes les têtes de plusieurs autres paraître sur les sommets des coteaux. Je ne sais si c’était leurs femmes et leurs enfants, ou d’autres hommes qui se tendaient là, pour ne se montrer que lorsque nous aurions mis pied à terre, afin de ne pas nous intimider par leur trop grand nombre. Quoi qu’il en soit, voyant que nous étions découverts, je crus qu’il était prudent de nous retirer le plus promptement possible, dans la crainte de leurs pirogues, quoique le capitaine Cook n’en ait rien dit qui pût nous faire croire d’en rencontrer aucune de considérable. Je passai, en faisant route aussi près que je pus de ces gens (c’est-à-dire à moins d’un quart de mille de distance) ; ils étaient tout nus, noirs en apparence, avec les cheveux ou laine, courts et crépus.
Je dirigeai ma route pour passer en dedans de deux petites îles situées au nord de l’île de la Restauration ; nous passâmes entre elles et le continent, vers le cap Fair, à la faveur d’une forte marée ; nous nous trouvâmes par leur travers à huit heures du soir. La côte que nous venions de passer était boisée et montueuse. Comme je ne voyais plus de terres au-delà de ce cap, je jugeai que la côte devait ensuite courir au N. O. ou à l’O. N. O. ; ce qui s’accordait avec la reconnaissance qu’en a faite le capitaine Cook, autant que je pouvais m’en rappeler. D’après cela, je gouvernai un peu plus à l’ouest ; mais à onze heures du soir, je vis que j’étais dans l’erreur car nous rencontrâmes une terre plate qui courait S. O. et N. E., et à trois heures du matin nous y fûmes affalés, ce qui nous força à reprendre la bordée du sud.
Au jour ma surprise fut grande de voir l’aspect de la côte tout différent de la veille, comme si pendant la nuit, nous eussions été transportés dans une autre partie du monde : nous avions devant les yeux une côte plate et désolée, presque sans verdure, sans aucun objet qui pût la faire croire habitée ni habitable, à l’exception de quelques bouquets d’arbrisseaux ou de petits arbres.
Il y avait plusieurs petites îles en vue, du côté du N. E., à la distance d’environ deux lieues.
La partie la plus orientale du continent nous restait au nord à quatre milles et le cap Fair au S. S. E. à cinq ou six lieues. Je choisis le passage entre le continent et l’île qui en était la plus voisine, n’y ayant guère entre deux qu’un mille de largeur de canal, et je laissai toutes les autres îles à tribord.
Quelques-unes de ces îles offraient de jolies positions : elles étaient couvertes d’arbres et situées avantageusement pour la pêche. Nous vîmes des bancs entiers de poisson autour de nous, mais nous ne pûmes en attraper un seul. En passant ce détroit, nous aperçûmes une autre bande de sept Indiens qui couraient pour nous approcher, faisant des cris et des signes afin de nous engager à débarquer. Quelques-uns d’eux agitaient des branches ; des arbrisseaux qu’ils avaient auprès d’eux, ce qui parmi ces peuples, est un témoignage d’amitié et de paix, mais leurs autres gestes ne portaient pas tous le même caractère. Nous vîmes un peu plus loin une autre bande qui venait vers nous. Je pris la résolution de ne pas mettre à terre ; j’aurais cependant bien désiré avoir quelque communication avec eux et, accostant dans ce dessein la chaloupe contre les rochers, je leur fis signe de m’approcher ; mais aucun d’eux n’osa venir à cent toises de distance.
Ils étaient armés comme ceux que j’avais vus de l’île de la Restauration ; ils étaient également tout nus, paraissant d’un beau noir d’ébène, avec les cheveux ou laine courts et crépus, étant à tous égards le même peuple.
Nous apercevions dans ce moment une île d’une assez bonne hauteur, restant au N. 5° ½ O. à quatre milles de distance ; je résolus d’aller y voir ce qu’on pourrait se procurer et jeter un coup d’œil sur la côte. J’y débarquai vers les huit heures du matin ; le rivage était formé de rochers, avec quelques plages sablonneuses en dedans des rochers ; l’eau y était néanmoins fort tranquille et le débarquement fut aisé. J’envoyai deux bandes de mes gens à la recherche des subsistances, l’une vers le nord et l’autre vers le midi ; j’ordonnai à d’autres de rester auprès de la chaloupe. Dans cette circonstance, l’excès de la fatigue et de la faiblesse fit tellement oublier à quelques-uns d’eux la subordination, qu’ils se mirent à murmurer et à mettre en question qui avait pris le plus de peines, disant qu’ils préféraient se passer de dîner plutôt que d’être obligés d’aller le chercher. Il y en eut un entre autres qui poussa la mutinerie jusqu’à me dire d’un air insolent : qu’il me valait bien. Je ne pouvais prévoir jusqu’où cette insubordination était dans le cas d’aller, si je n’en arrêtais pas à temps le progrès, et dans cette idée je voulus y couper court s’il était possible, bien déterminé à conserver mon autorité ou à mourir : c’est pourquoi je me saisis d’un sabre, je lui ordonnai d’en prendre un autre pour lui et de se mettre en défense. Sur cela, il se mit à crier que j’allais le tuer et commença à filer doux. Je ne permis pas que pas que cette aventure dérangeât l’harmonie dans l’équipage, et tout reprit aussitôt la tranquillité ordinaire. Les gens qui étaient allés à la recherche des provisions, ne purent trouver que quelques petites huîtres, quelques sèches et un petit nombre de chiens de mer qu’ils trouvèrent dans les trous des rochers. Nous trouvâmes aussi, dans un creux de ces rochers, au nord de l’île, environ deux tonneaux d’eau de pluie ; de façon que nous eûmes encore le bonheur d’être approvisionnés de cet article de première nécessité.
Après avoir réglé la manière dont nous devions continuer le voyage, je montai vers le sommet de l’île pour voir le coup d’œil de la côte et la route qu’il convenait de faire pendant la nuit.
Je fus fort étonné de ne pas voir de là une plus grande étendue du continent que je n’en avais distingué du bord de la mer. La côte ne s’étendait que depuis le sud 5° ½ E. à la distance de quatre milles jusqu’à l’O. ¼ N. O. à environ trois lieues ; et elle était toute formée de monticules de sable. Outre les îles qui me restaient à l’E. S. E. et au sud, que j’avais aperçues auparavant, je ne voyais aucun autre objet, qu’une petite caye dans le N. O. ¼ N.
Cette caye était beaucoup plus éloignée du continent que l’île où je me trouvais : c’est pourquoi je pris le parti d’y aller vers la nuit, comme paraissant offrir un asile plus assuré pour y prendre quelque repos. Ici j’étais exposé à être attaqué, si les Indiens avaient eu des pirogues, parce qu’il était certain qu’ils m’avaient vu débarquer. Après que je me fus arrêté à ce parti, je descendis en examinant la nature du lieu où j’étais, et je vis qu’il ne produisait que quelques arbrisseaux et une herbe grossière ; cet îlet n’avait pas en tout deux milles de tour. Je vis sur une anse de sable, dans une partie septentrionale de l’île, une vieille pirogue d’environ trente et un pieds de longueur, renversée et à moitié enterrée dans le sable ; elle était formée de trois pièces, dont une faisait tout le fond d’un bout à l’autre, et les deux pièces de côté étaient Cousues à cette première, à la manière ordinaire de ces peuples. La proue était saillante et pointue, sculptée grossièrement en forme d’une tête de poisson. Sa plus grande largeur était de deux pieds dix pouces, et il me parut qu’elle pouvait porter vingt hommes.
À midi, tout le monde était de retour, ayant éprouvé de la difficulté à ramasser des huîtres qui tenaient fortement aux rochers, et les autres coquillages étaient rares ; je conclus de là qu’un plus long séjour en cette île (où nous ne pourrions nous procurer chaque jour que la consommation de la même journée) serait une perte de temps infructueuse. Il fallait absolument rencontrer un local plus abondant et mieux fourni, pour pouvoir espérer une provision passable pour le voyage. Je donnai à cette île le nom d’île du Dimanche (Sunday Island). Elle est située au N. N. O. 2° 49′ N. de l’île de la Restauration. La latitude, par observation, est de 11° 58′ sud.